Nous sommes tous en danger

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PASOLINI : Nous sommes tous en danger

«Je suis comme un Noir dans une société raciste qui a voulu se gratifier d’un esprit de toléranceJe suis un toléré.»

P P Pasolini, Il Mondo, 20 mars 1975

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« Le refus a toujours constitué un geste essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels. Le petit nombre d’hommes qui ont fait l’Histoire sont ceux qui ont dit non. (…) Pour être efficace le refus doit être grand, et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point
« absurde », contraire au bon sens. »

Pier Paolo Pasolin(1922-1975) L’ultima intervista di Pasolini, p. 9,
Colombo & Ferretti, Éditions Allia, Paris, 2014

Cet entretien a eu lieu le 1er novembre 1975  à Rome  où, dans son appartement de l’EUR,  Pasolini recevait le journaliste Furio Colombo. Le lendemain à l’aube on retrouvait son corps odieusement massacré sur une plage d’Ostie. Il fut décrit par le médecin légiste comme une « bouillie de sang ».
On ne refera pas la biographie de cet homme hors du commun. Il en existe plusieurs dont celle de René de Ceccatty , l’une des plus récentes (Folio biographies, Gallimard, 2005). Suivre par ailleurs  le lien bleu ci-dessus pour celle qu’en fait Wikipedia. Elle est assez complète et fourmille de références.
Pasolini qui se définissait lui-même comme un fils à papa (père militaire de carrière, mère institutrice) sera lui aussi enseignant dans le Frioul (Nord-est de l’Italie) près de Casarsa della Delizia où il a passé une partie de sa jeunesse. Accusé de détournement de mineurs (des attouchements avec des adolescents dans les buissons lors d’une fête de village) il est révoqué et les communistes l’excluent aussi du PCI dont il était militant. Il arrive à Rome en janvier 1950, sans argent, s’installe dans un quartier pauvre de la banlieue avec sa mère qui fera des ménages. Il peine à trouver du travail mais finalement il est embauché comme enseignant dans une école non reconnue de Ciampino (proche de Rome). Certains de ses anciens élèves aujourd’hui sexagénaires, témoignant dans un documentaire récent, Pasolini La passion de Rome d’Alain Bergala le décrivent comme un professeur extrêmement gentil, différent de tous les autres, totalement à leur niveau. L’un d’eux disant : « Il était comme nous. »
C’est dans ces banlieues pauvres de Rome, les borgate  que Pasolini fait la connaissance de ces jeunes issus du sous-prolétariat qui lui inspireront son premier grand roman,  « Ragazzi di vita », « Les Ragazzi » (Garzanti, 1955). Ce sera un grand succès éditorial mais le thème de la prostitution masculine suscitera une plainte pour obscénité et pornographie. Ce sera le premier d’une longue liste de procès dont il sera l’objet et dont il sortira toujours acquitté. Il commence à être connu et reconnu du milieu intellectuel romain, devenant plus tard l’ami de Elsa Morante et Alberto Moravia.
Sa production littéraire (romans, poésie, essais) est importante mais c’est surtout en tant que cinéaste qu’il sera internationalement reconnu et notamment en France. Sa filmographie est impressionnante. Lorsqu’il tourne son premier film Accatone (Le laissé pour compte) il ne connaît pratiquement rien au cinéma et pourtant ce film est un succès. L’acteur principal en est Franco Citti, un de ces garçons issus du sous-prolétariat des borgate qui comme son frère Sergio Citti (futur réalisateur à l’instigation de Pasoilini) travaille avec son père comme peintre en bâtiment. Pasolini le fera tourner dans d’autres films à succès : Mamma RomaŒdipe Roi, Porcherie, Le Décaméron, Les Contes de Canterbury, Les Mille et Une Nuits.

Il en sera de même pour Ninetto Davoli, encore adolescent et apprenti menuisier, lorsqu’ils se rencontrent sur le tournage de La Ricotta. Pasolini en fera son acteur fétiche et vivra avec lui une dizaine d’années lorsque, à son grand désespoir, Ninetto le quittera pour se marier. Mais ils resteront amis. C’est avec Ninetto et son épouse que Pasolini dînera dans un restaurant romain, après l’ultima intervista du 1er novembre 1975 et avant son exécution à Ostie.

PasoliniDavoli

Pasolini le fait jouer pour la première fois dans L’évangile selon Saint Matthieu (« un miracle évangélique au cinéma » Le Monde, Grand prix de l’Office International Catholique du Cinéma et qui après une projection à la Mutualité donna lieu à un débat dans la cathédrale Notre Dame de Paris), un film où le rôle de la Vierge Marie est tenu par la propre mère de Pasolini, Susanna Colussi, un film bouleversant, même pour un athée ! Par contre pour La Ricotta (une reconstitution de la déposition du Christ, sur  un mode burlesque) Pasolini sera de nouveau en procès pour « insulte à la religion d’état ».

Comme Franco Citti,  Ninetto Davoli tournera dans les grands films de Pasolini. Sa filmographie est abondante jusqu’à ce jour. Il a participé notamment au film d’Abel Ferrara : Pasolini, sorti sur les écrans en décembre 2014.
Dans une postface aux Sonnets de Pier Paolo Pasolini par René de Ceccatty (Poésies Gallimard, 2012) il livre le témoignage suivant :
« Parfois je me demande ce qu’aurait été ma vie si je ne l’avais pas rencontré. Je serai aujourd’hui un simple menuisier, et je ne sais pas dans quelle direction serait allée ma « réserve de joie sans fin », comme il écrivait. Il m’a tout appris. Il m’a appris à vivre, à apprécier les belles choses et à les distinguer des laides. Il m’a toujours emmené avec lui, il m’a raconté des histoires qui font rire et des histoires qui font peur. Il m’a donné la lumière : il a comme éclairé une chose noire. Je rêve toujours de lui. Je rêve qu’on est en train de travailler. Je lui dis : A Pa, tu es mort, tu n’es plus là. Et il me répond avec un sourire : « Mais qui te l’a dit ? Tu ne vois pas que je suis ici ? ». Toujours le même rêve. Tout le monde le dit : je suis la seule personne qu’il ait vraiment aimée. Il l’a écrit lui même: tout de suite après sa mère, c’est moi qui venait…»

Il faut voir les films de Pasolini. Ils nous parlent et nous atteignent au cœur de notre humanité. Ils font un travail efficace en décapant les préjugés de toute nature. On ne peut y demeurer indifférent, insensible. On peut les trouver incompréhensibles (ce peut être le cas pour Théorème), être heurté par la violence dont ils témoignent qui est en fait la violence consubstantielle à notre humanité. On peut aussi les accueillir sans a priori et accepter le bouleversement qu’ils peuvent susciter en nous comme une étape supplémentaire de ce lent processus de connaissance de soi qui est l’objet souvent non reconnu de toute existence, le plus souvent éludé, mais qui à certains moments (principalement les moments dits de « crise ») s’impose à tout un chacun et qui est peut-être la raison ultime de toute vie humaine.

Accattone

Si Robert Guédiguian a pu dire de « Il vangelo secondo Matteo » (L’évangile selon Saint Matthieu) que c’est l’un des plus beaux films du monde, Salo (ou les 120 Journées de Sodome) est peut-être le plus terrible. C’est de fait un film atroce  dont certaines images sont insoutenables et qu’il est difficile de voir ou de revoir. On peut néanmoins le visionner en VO sur le net.

« C’est le film le plus sombre et le plus désespéré de Pasolini. Il est minutieusement construit comme une descente progressive à travers différents cercles de la perversité, à l’image de l’œuvre de Sade. Après avoir réalisé une série de films exaltant la sexualité dans l’allégresse (Trilogie de la vie : Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits ), Pasolini considère la libération sexuelle comme une tromperie. Il s’élève contre la société de consommation et le capitalisme, qui asservissent la sexualité, qui devrait être libératrice, et expose les vies privées. Il dénonce donc dans son film, une nouvelle fois, les horreurs de la société bourgeoise : la sexualité, auparavant vue comme une grâce pour l’humanité, devient une simple marchandise à consommer, sans égard pour la dignité humaine. Les dernières scènes, particulièrement difficiles à soutenir, sont vues à travers des jumelles, afin d’installer une distance »  (Wikipedia)

Et qu’aurait dit aujourd’hui Pasolini de la sexualité internetisée où l’on se cherche sur des sites de rencontre ciblés tous plus indigents et débiles les uns que les autres, où l’on peut cultiver toute la panoplie des fantasmes que peut produire l’imagination humaine la plus perversement débridée à travers les millions de pages pornographiques (420 millions en 2006) qui irriguent le web ?
Mais dans les années 70, si on était encore bien loin de l’avènement d’Internet, la télévision, parfait outil du formatage à la consommation, avait déjà envahi l’espace public et colonisé les mentalités. Pasolini en dénonçait le caractère pernicieux, parlant de ce qui était en train de s’accomplir en terme de « culturicide ». Ce que les fascistes n’avaient pas réussi à faire, la société de consommation y est parvenue. On peut le voir et l’écouter en parler ici dans une brève vidéo.
Il se réfère alors essentiellement à l’Italie des années 70 mais cela vaut aussi pour la France et aujourd’hui pratiquement le monde entier, dans la mesure où les pays dits « sous-développés » (ou « en voie de développement » !) subissent quotidiennement le rouleau compresseur de l’occidentalisation-marchandisation et les méfaits de l’hyper-capitalisme.
S’agissant de la France voici ce qu’il déclarait dans l’Introduction au recueil des scénarios :« La trilogie de la vie » :
« Hors d’Italie – dans les pays « développés » et surtout en France – les jeux sont faits depuis longtemps. Depuis longtemps le peuple n’existe plus anthropologiquement. Pour les bourgeois français, le peuple est constitué par les Arabes, les Grecs, les Portugais (NDLR : et il aurait pu ajouter les Africains)… Et à ceux-ci, les pauvres, il ne reste qu’à assumer le plus vite le comportement des bourgeois français. Et tout cela est pensé par les intellectuels de gauche comme de droite, et de la même manière. »

La cinémathèque française lui ayant consacré, d’octobre 2013 à janvier 2014, une grande exposition Pasolini Roma, le présentait comme « l’artiste le plus scandaleux du XXe siècle ». Or lorsque dans la dernière interview télévisée qu’il a donnée à la RAI le 31 octobre 1975 il est interpellé sur le scandale que va susciter la sortie de Salo, il déclare : « Scandaliser est un droit. Être scandalisé est un plaisir. Le refus d’être scandalisé est une attitude moraliste. »

Ainsi Pasolini le scandaleux, devenu riche et célèbre mais se faisant insulter dans Rome, poursuivait-il son œuvre de cinéaste, venant de terminer Salo dont quelques bobines lui avaient été volées à Cinecitta ; ce qui ne sera pas sans lien avec les circonstances de sa mort comme cela est évoqué dans un documentaire diffusé en octobre 2013 sur Arte : L’affaire Pasolini Enquête sur l’assassinat de Pasolini, homme de lettres et cinéaste subversif.
C’est pendant le tournage de Salo qu’il entreprend aussi son dernier grand roman resté inachevé, au titre largement évocateur d’une sombre réalité contemporaine : Pétrole (Gallimard, Paris, 1995, 2006), un roman très politique et littérairement novateur dont un chapitre du manuscrit a mystérieusement disparu.

Il publiait aussi régulièrement des chroniques dans le Corriere della Sera puis dans Mondo, en fait comme l’écrit Carlo Ferretti dans Seize années de souvenirs en postface à L’Ultima Intervista* : « Des interventions fulgurantes, provocatrices, excessives (mais qu’il explicitait avec raison ! NDLR) , se choisissant avec lucidité des cibles : « l’homologation », « je connais les noms des responsables des massacres », « je suis contre l’avortement » (…), « abolir immédiatement l’école obligatoire », « le fascisme des antifascistes », « le Développement sans Progrès », « abolir immédiatement la télévision », etc. » (L’ultima intervista, p. 46). Des textes qui seront repris plus tard en volume dans Écrits corsaires.
Ces prises de position, notamment les dénonciations courageuses voire téméraires du style : « Je connais moi les noms des responsables de ce que nous appelons des putschs, je connais le nom de ceux qui tirent les ficelles (…) et enfin les responsables des massacres les plus récents mais je n’ai pas de preuves. » ne sont probablement pas sans rapport  avec l’exaspération et la crainte qu’il a pu susciter dans certains milieux et le crime atroce perpétré à Ostie le 1er novembre 1975, une exécution sauvage maquillée en crime (homo)sexuel.
Faisant suite aux déclarations récentes de Giuseppe Pelosi, âgé de 17 ans à l’époque des faits, qui se trouvait avec Pasolini et qui s’étant accusé du meurtre avait été condamné à 9 ans de prison (une peine qu’il a purgée depuis longtemps), l’enquête a été ré-ouverte en 2010. Selon Pelosi il y aurait eu 6 personnes cette nuit là à Ostie. Une analyse récente a montré que des traces de 3 autres types d’ADN différentes de celles de Pelosi ont été retrouvées sur les vêtements de Pasolini qui ont été conservés au musée du crime. Un récent article de Courrier International (2/12/2014) fait le point sur ces derniers développements

Pasolini l’arrabbiato Pasolini l’enragé résume bien le personnage, c’est aussi le titre d’une interview que l’on peut suivre en plusieurs parties et dans laquelle Pasolini s’exprime tantôt en français, tantôt en italien.

Et peut-être faut-il aussi prendre très au sérieux cette ultime mise en garde qui s’adresse à chacun de nous :
« Je vais le dire carrément : je descends dans l’enfer et je sais des choses qui ne dérangent pas la paix des autres. Mais faites attention. L’enfer est en train de descendre chez vous. (…) Ne vous faites pas d’illusions. Et c’est vous qui êtes, avec l’école, avec la télévision, le calme de vos journaux, c’est vous les grands conservateurs de cet ordre horrible fondé sur l’idée de posséder et sur l’idée de détruire.(…) Peut-être est-ce moi qui me trompe. Mais je continue à dire que nous sommes tous en danger. »
L’ultima intervista di Pasolini*, p. 20 à 22

Pasolini

Il se fait tard, l’interview n’est pas terminée. Pasolini dit à Colombo de lui laisser ses questions. Il y répondra par écrit pour le lendemain. Colombo lui demande s’il a un titre pour l’interview. Non, répond-il, tu en choisiras un. Puis il se ravise. Tu écriras : Nous sommes tous en danger.

“Ma seule patrie, c’est ma soif d’amour.”

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 « Etre vivant ou mort, cela revient au même ».

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Pasolini  est inhumé au côté de sa mère dans le cimetière de Casarsa della Delizia (Frioul).

La terre de Pasolini
PASOLINI PRÉMONITOIRE !

*Le texte complet de L’Ultima Intervista  est à lire dans un petit opuscule publié sous ce titre par Allia (3,10€). Il comporte en postface un texte de Carlo Ferretti qui a bien connu Pasolini : Seize années de souvenirs 1959-1975.


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